mercredi 25 juin 2014

#BringBackOurGirls

« BringBackOurGirls », illusion ou tournant ?

ROGER-POL DROIT le 16/05


Les terroristes de la petite secte Boko Haram n'ont rien inventé de nouveau. Prises d'otages et violences barbares habillées d'oripeaux religieux sont vieilles comme l'histoire. De toutes jeunes femmes vendues comme esclaves, cela aussi s'inscrit dans la nuit des temps. En revanche, le mouvement planétaire de protestation enclenché depuis l'enlèvement des 223 lycéennes est une innovation en son genre. 

En effet, il inaugure une pratique non répertoriée : la manifestation de masse en solitaire. Se photographier soi-même, n'importe où dans le monde, avec l'affichette « Bring Back Our Girls » et mettre le cliché sur les réseaux sociaux est devenu possible - que l'on soit Première Dame ou actrice, quidam anonyme ou Premier ministre de sa Majesté. N'est-ce qu'une invention creuse ? Une illusion d'incantation ? Il se pourrait aussi que cette mobilisation amorce un tournant. Si quelques conditions sont remplies.

La première est de préciser à qui s'adresse le message. Quand on réclame « Bring Back Our Girls », à qui donc parle-t-on ? Impossible, sur ce point, de rester dans le flou. Car selon la réponse, cette campagne impressionnante reste un rideau de fumée ou enclenche une prise de conscience. Curieusement, cette simple question ne semble pas avoir été posée. Pourtant, les possibilités à envisager sont peu nombreuses. Serait-ce donc aux ravisseurs que l'on demande ainsi de rendre les otages, en comptant sur leur bon coeur, en escomptant leur changement d'attitude, en rêvant candidement qu'ils se ravisent soudain, battent leur coulpe et relâchent, par miracle, leur butin humain ? Trop naïf.

Tant qu'à faire, ne serait-ce pas à Dieu que les pancartes suggèrent d'intervenir, par les voies impénétrables qui sont les siennes ? « Providence, ramène nos filles ! », voilà quelle serait la prière. Trop religieux… Alors, la formule s'adresserait-elle directement aux autorités locales, à Goodluck Jonathan, le président du Nigeria ? Alors que son gouvernement est critiqué pour son inaction et son impuissance, s'agit-il d'exiger qu'il négocie, qu'en échange des otages il libère des djihadistes emprisonnés, ou encore qu'il entreprenne une action militaire ?

Une dernière éventualité se révèle plus intéressante : il est envisageable que ce soit aux grandes puissances militaires qu'on réclame de faire revenir les lycéennes. Si c'est le cas, il faut alors supposer que les opinions publiques, notamment européennes, commencent à prendre réellement conscience de la guerre - sale et longue - à mener contre les djihadistes. En effet, pour que ces 223 jeunes filles retrouvent toutes la liberté - si faire se peut… -, il n'y a sur le terrain qu'une option efficace : l'intervention de commandos issus des forces spéciales. « Ramener les filles » implique, donc, des combats, des destructions, des cadavres. L'opinion internationale n'est, sans doute, pas disposée à exiger clairement que soit fait usage de la force quel qu'en soit le coût. Elle se contente plutôt de dire « faites le nécessaire, nous ne voulons pas vraiment savoir quoi, mais libérez-les… » - surtout en Europe, moins aux Etats-Unis,

Finalement, le tournant se jouera dans le degré de lucidité. Quelle que soit l'issue, heureuse ou malheureuse, de ce nouvel épisode de la lutte permanente contre la barbarie, la campagne « Bring Back Our Girls » peut se révéler importante, si elle fait progresser, dans la conscience collective, la compréhension d'un combat nécessaire, et la volonté d'en assumer les conséquences. Car ce serait le début d'un regard différent sur l'usage de la force. Il y a déjà pas mal de temps que le romantisme de la tuerie révolutionnaire a du plomb dans l'aile. L'usage prétendument « juste » de la terreur s'est trouvé peu à peu délégitimé : plus personne ne croit qu'un monde meilleur puisse se construire au moyen d'assassinats, d'embuscades et de tortures - mis à part, évidemment, les derniers des guérilleros, pour la plupart déjà en maison de retraite.

L'erreur est d'en conclure que la violence est entièrement suppressible. Au contraire, elle peut avoir une fonction : empêcher le monde de devenir pire. Voilà ce qui est en jeu en ce moment : soit on se rassure en un clic, par l'affichage d'une désapprobation purement incantatoire, soit on s'inquiète d'une efficacité pratique, et on accepte de la prendre en charge.
Roger-Pol Droit

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