« BringBackOurGirls », illusion ou tournant ?
ROGER-POL DROIT le 16/05
Les
terroristes de la petite secte Boko Haram n'ont rien inventé de
nouveau. Prises d'otages et violences barbares habillées d'oripeaux
religieux sont vieilles comme l'histoire. De toutes jeunes femmes
vendues comme esclaves, cela aussi s'inscrit dans la nuit des temps.
En revanche, le mouvement planétaire de protestation enclenché
depuis l'enlèvement des 223 lycéennes
est une innovation en son genre.
En effet, il inaugure une pratique
non répertoriée : la manifestation de masse en solitaire. Se
photographier soi-même, n'importe où dans le monde, avec
l'affichette « Bring Back Our Girls » et mettre le cliché
sur les réseaux sociaux est devenu possible - que l'on soit Première
Dame ou actrice, quidam anonyme ou Premier ministre de sa Majesté.
N'est-ce qu'une invention creuse ? Une illusion d'incantation ?
Il se pourrait aussi que cette mobilisation amorce un tournant. Si
quelques conditions sont remplies.
La
première est de préciser à qui s'adresse le message. Quand on
réclame « Bring Back Our Girls », à qui donc
parle-t-on ? Impossible, sur ce point, de rester dans le flou.
Car selon la réponse, cette campagne impressionnante reste un rideau
de fumée ou enclenche une prise de conscience. Curieusement, cette
simple question ne semble pas avoir été posée. Pourtant, les
possibilités à envisager sont peu nombreuses. Serait-ce donc aux
ravisseurs que l'on demande ainsi de rendre les otages, en comptant
sur leur bon coeur, en escomptant leur changement d'attitude, en
rêvant candidement qu'ils se ravisent soudain, battent leur coulpe
et relâchent, par miracle, leur butin humain ? Trop naïf.
Tant
qu'à faire, ne serait-ce pas à Dieu que les pancartes suggèrent
d'intervenir, par les voies impénétrables qui sont les siennes ?
« Providence, ramène nos filles ! », voilà quelle
serait la
prière. Trop religieux… Alors, la formule s'adresserait-elle
directement aux autorités locales, à Goodluck Jonathan, le
président du Nigeria ? Alors que son gouvernement est critiqué
pour son inaction et son impuissance, s'agit-il d'exiger qu'il
négocie, qu'en échange des otages il libère des djihadistes
emprisonnés, ou encore qu'il entreprenne une action militaire ?
Une
dernière éventualité se révèle plus intéressante : il est
envisageable que ce soit aux grandes puissances militaires qu'on
réclame de faire revenir les lycéennes. Si c'est le cas, il faut
alors supposer que les opinions publiques, notamment européennes,
commencent à prendre réellement conscience de la guerre - sale et
longue - à mener contre les djihadistes. En effet, pour que ces 223
jeunes filles retrouvent toutes la liberté - si faire se peut… -,
il n'y a sur le terrain qu'une option efficace : l'intervention
de commandos issus des forces spéciales. « Ramener les
filles » implique, donc, des combats, des destructions, des
cadavres. L'opinion internationale n'est, sans doute, pas disposée à
exiger clairement que soit fait usage de la force quel qu'en soit le
coût. Elle se contente plutôt de dire « faites le nécessaire,
nous ne voulons pas vraiment savoir quoi, mais libérez-les… »
- surtout en Europe, moins aux Etats-Unis,
Finalement,
le tournant se jouera dans le degré de lucidité. Quelle que soit
l'issue, heureuse ou malheureuse, de ce nouvel épisode de la lutte
permanente contre la barbarie, la campagne « Bring
Back Our Girls » peut se révéler importante, si elle fait
progresser, dans la conscience collective, la compréhension d'un
combat nécessaire, et la volonté d'en assumer les conséquences.
Car ce serait le début d'un regard différent sur l'usage de la
force. Il y a déjà pas mal de temps que le romantisme de la tuerie
révolutionnaire a du plomb dans l'aile. L'usage prétendument
« juste » de la terreur s'est trouvé peu à peu
délégitimé : plus personne ne croit qu'un monde meilleur
puisse se construire au moyen d'assassinats, d'embuscades et de
tortures - mis à part, évidemment, les derniers des
guérilleros, pour la plupart déjà en maison de retraite.
L'erreur
est d'en conclure que la violence est entièrement suppressible. Au
contraire, elle peut avoir une fonction : empêcher le monde de
devenir pire. Voilà ce qui est en jeu en ce moment : soit on se
rassure en un clic, par l'affichage d'une désapprobation purement
incantatoire, soit on s'inquiète d'une efficacité pratique, et on
accepte de la prendre en charge.
Roger-Pol Droit